Une histoire de chiens
Ce livre retrace l'Odyssée Blanche, une traversée en chiens de traîneau et en moins de 100 jours de tout le Grand Nord Canadien de la côte Pacifique à la côte Atlantique, soit 8600 km. Une traversée qui date de 1999. Dans cet extrait, Nicolas Vanier présente quelques uns de ses chiens qui l'accompagne à travers le Grand Nord Canadien. Inutile de préciser qu'effectuer une telle traversée nécessite impérativement une grande connaissance et complicité avec les chiens. Et aussi beaucoup d'amour...
"Chip, la petite chienne alaskan que j'ai récupéré l'année dernière, dépareille dans l'attelage dont elle est la seule "pièce rapportée". Fine, élancée, la tête longue et les oreilles cassées, elle ne ressemble pas à un chien de traîneau classique. Elle est alaskan, c'est-à-dire le fruit d'une sélection rigoureuse effectuée après des croisements réfléchis entre lévriers et huskies. Une bête de course, qui imprime aujourd'hui un rythme démentiel aux compétitions.
C'est avec elle que je veux essayer de "marier" Voulk dans l'espoir d'obtenir un nouvel attelage. Il faut déjà penser à l'avenir, les chiens malheureusement ne sont pas éternels.
Pour l'instant, Chip a décroché le rôle de "swing dog". Placée immédiatement derrière les deux chiens de tête, Voulk et Nanook qui opèrent en tandem, elle fait tourner l'attelage dans les virages. Elle les épaule en quelque sorte dans leurs changements de direction. C'est une place où l'on apprend le métier de chien de tête. Dans quelques semaines, d'instinct, comme la plupart de mes chiens (sept peuvent aller en tête), elle réagira aux commandements de direction : "djee" pour virer à droite et "yap" pour tourner à gauche. D'autres commandements, plus subtils, plus difficiles à intégrer, viennent compléter ces deux ordres basiques : "doucement", "reviens" (à droite ou à gauche pour le demi-tour), "encore", "attend" et "hooo" pour s'arrêter.
De la bonne exécution de ces ordres dépend la sécurité de tout l'attelage. Voulk est le chien qui remplit ce rôle avec le plus de brio et de finesse. Le chien de tête ne doit pas seulement exécuter mais aussi prendre des initiatives, anticiper, savoir réagir devant une situation inattendue, faire preuve de libre arbitre, en un mot ce doit être un chien... intelligent. Voulk a énormément progressé depuis la disparition d'Otchum, ce chien exceptionnel avec lequel j'avais établi une complicité proche de ce qu'on peut appeler la perfection. Voulk a pris de l'assurance, de la hauteur. Il est devenu plus responsable, plus appliqué. Il a mûri. C'est l'un des chiens indispensables sans lesquels je n'arriverai pas au bout.
Ses trois frères de lait, Baïkal, Nanook et le formidable Torok, font aussi partie des chiens classés dans la catégorie "indispensables et irremplaçables". Tous quatre issus de la première portée, ils sont franchement extraordinaires, d'une endurance et d'une puissance phénoménales. Torok est le plus puissant. C'est un tracteur, capable à lui tout seul d'arracher le traîneau coincé dans un trou. Il n'est pas bagarreur, il n'a pas besoin de ça pour imposer sa force, et il n'aime pas ça, si bien qu'il a laissé Baïkal devenir le chef de meute à la mort d'Otchum. Baïkal, lui, est bagarreur et il en a les moyens. Vif, d'une puissance incroyable, taillé dans le roc, il impose sa position hiérarchique à coups de crocs. C'est un excellent trotteur mais qui, pour des raisons que j'ignore, est capable de se relâcher d'un coup. Il ne s'agit pas d'un problème de moral ou de volonté mais de constitution, comme si, à une certaine température (généralement haute), et durant un effort prolongé (plus de cent kilomètres d'une seule traite), la pompe lâchait, engorgeait le cœur. Il est tombé plusieurs fois dans son harnais, me causant de terribles paniques. Mais au bout de quelques minutes il reprend vie, se remet debout et jappe pour repartir de plus belle. On en oublierait ces petites faiblesses très passagères.
Nanook est un chien dont le seul défaut est de ne pas en avoir. Il est parfait dans sa tête comme dans son harnais, sur la piste comme à l'arrêt. C'est un chien sympa, infatigable. Un montagnard hors pair, il décroche le maillot à pois à chaque expédition ! Avec dix chiens comme lui, je serais capable de vaincre dix fois l'Everest sans oxygène !
Je le regarde et c'est incroyable. Il aime grimper, l'un de ses ancêtres devait être un chamois. Sachant que nous attaquions une grosse pente, je l'ai placé en tête, à côté de Voulk, et tous deux impriment un rythme drôlement soutenu, presque trop rapide pour les autres que je surveille attentivement, leur accordant des petites pauses qui m'aident aussi à reprendre mon souffle.
Le musher est comme un entraîneur dans une équipe de foot. A lui de choisir, en fonction des matchs qu'il a à jouer, la position de ses joueurs, tel chien à l'avant, tel autre à l'arrière. Tel chien aime jouer avec celui-là, tel autre non. Il faut faire des tentatives, persévérer, changer, régler des conflits, en laisser d'autres se régler seuls. Imposer une discipline et s'imposer en conservant toujours une bonne ambiance sans laquelle une équipe ne jouera jamais à son meilleur niveau. Aller en traîneau est un plaisir que le musher doit partager avec ses chiens.
"Existe-t-il un plaisir plus grand ?" demandait Scott, explorateur célèbre qui disait aussi : "Donnez-moi l'hiver, donnez-moi les chiens et gardez tout le reste !" (pp.36-37-38)
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Nicolas Vanier et son attelage sur le lac Baïkal gelé lors de l'Odyssé Sauvage, sa dernière expédition |
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Le film |