Un rodéo tragique
Publié en 1995, "Questions de nature", écrit par Nicolas Hulot, est un véritable hymne à la nature, à la fois sa beauté, sa richesse mais aussi parfois sa dureté. Extrait d'un spectacle vécu à la fois grandiose, fascinant et tragique.
Botswana, Afrique. "Ce matin-là, à l'heure où le ciel proclame l'aurore, où les formes vacillent sous la lumière timide, nous roulons au pas dans le bush avec une vieille Land Rover. Nous n'attendrons pas longtemps pour être récompensés de nous être levés très tôt. A contresens sur la piste de latérite, une bande de lions progresse vers l'est. Ils ne courent pas mais forcent l'allure comme sous l'effet d'une détermination sans faille : ils sont six, huit, rejoints encore par d'autres, et plus d'une vingtaine maintenant, qui constituent la plus impériale des hardes. A l'écart, deux vieux mâles à la crinière épaisse avancent à l'abri des bosquets. Comme une provocation dédaigneuse, le groupe passe à frôler notre véhicule, totalement ouvert. Leur objectif est ailleurs; c'est si flagrant que leur présence ne suscite aucune crainte. Soudain la démarche s'accélère, se fait plus féline, plus ample; le poil se hérisse. Dans un vacarme désolant, quelques buffles s'échappent, affolés, d'un enchevêtrement d'acacias, soulevant un nuage de poussière. La meute se divise. Un premier groupe les talonne, deux autres ferment la marche de deux arcs de cercle fatidiques. Les buffles sont maintenant à découvert dans une vaste clairière, impitoyable espace sans espace ni échappatoire. La traque des fauves est fascinante. La scène est presque silencieuse, sans vitesse exagérée, sans efforts apparents, comme si l'issue de la chasse était acquise. Sans trop y croire, les buffles tentent quelques feintes pour échapper à leurs prédateurs. Une lionne plus véloce se rapproche à l'intérieur de leur galop. Elle serre le dernier buffle, condamné par son retard. Sa silhouette, qui petit à petit s'isole du troupeau, concentre l'attention des chasseurs. D'une pulsion indicible, la lionne saute sur sa croupe. Le bond est précis, imparable. Dans la lumière rasante, noyé dans un halo de poussière, le spectacle du fauve juché sur le buffle en plein élan est une vision stupéfiante, un rodéo tragique. Quelques secondes pénibles et l'animal s'affaisse sur ses pattes arrières. Dans un assaut fatal, les autres lions fondent aussitôt. Les griffes, les mâchoires se saisissent de toutes les extrémités; lacéré, broyé, déchiqueté, le buffle tente, dans d'ultimes et inutiles contorsions, de se libérer de ces étaux sanguinolents. Son calvaire puis son agonie dureront une éternité, résistance pathétique à la tentation de la mort. Le spectacle est insoutenable, déchiré de mugissements désespérés, de coups de pattes dérisoires, celui d'une mort annoncée que nos yeux observent sans pouvoir s'en détacher. S'en détourner serait peut-être une forme de lâcheté. On aimerait intervenir, pour au moins abréger ses souffrances, mais comment ? Je prie que sa respiration cesse; rien n'y fait. Dévoré vivant, dépecé de morceaux entiers de chair, il se débat encore, sous le regard placide de ses tortionnaires. On espère que l'un d'eux saura lui briser la nuque comme il aurait dû le faire, ou lui crever la carotide. On voudrait accélérer la fin, mais l'évidence de notre impuissance s'impose. Je pourrais disperser les lions avec la Land Rover et achever le buffle. Au nom de quoi ? De ma sensibilité exacerbée, de ma sensiblerie; je ne sais pas. J'ai pour principe intangible de ne pas contrarier la nature autant que faire se peut. Ne pas intervenir dans l'ordre naturel. Cette mort interminable, cette torture implacable brisent net l'angélisme de la vie sauvage et relativisent l'idée que la cruauté est l'apanage de l'homme. Quoique...la cruauté est indissociable de la conscience qui l'accompagne. L'homme qui fait souffrir son égal a conscience des effets de son acte. En est-il de même chez le lion ? Je pense que non, son geste s'inscrit dans la mécanique inaltérable de la chaîne alimentaire. Une certitude : l'animal ne se repaît jamais de la souffrance de ses congénères. La vie qui s'échappe est une vision affligeante.. Les derniers soubresauts du buffle provoquent la nausée. On ne peut s'y résigner, on peut seulement nuancer son dégoût et raisonner son malaise en intégrant le principe de la proie et du prédateur. Ce même calvaire, on le retrouve dans l’arène avec le taureau. Il est alors inadmissible. Il y a des jours où je rêve d'être un animal; à l'instant, je me ravis de ma condition d'homme." - pp.82/83/84